La truite aux mille langues

… Il entendit « Ne me mange pas ! ».

Sûr et certain de ne pas avoir abusé de liqueur de châtaignes, il se pencha au-dessus de la poêle. Les mâchoires et les ouïes bougeaient… « Une truite qui roumègue, ça alors ! »

En effet, elle articulait ! « Pitié, rejette-moi dans la rivière, tu ne le regretteras pas. J’exaucerai tes vœux » L’homme, un peu espanté tout de même, ne se fit pas prier : « Tant pis je mangerai des regardelles » se dit-il. Et il remit la truite à l’eau, se pencha et lui murmura à l’oreille son vœu le plus cher : il rêvait de parler toutes les langues du monde. La truite s’en mordit la queue, elle parlait, pécaïre, mais elle avait un peu enjolivé ses pouvoirs magiques… Alors pour tenir parole et remercier l’homme, elle entreprit un long long voyage. Tout d’abord, sortir du Souls, vous savez, le Souls, ce pissol de l’Aigoual qui caresse le pied de Bréau avant de se jeter dans le Coudoulous. Et puis du Coudoulous se laisser glisser jusqu’à l’Arre, pour arriver dans l’Hérault jusqu’enfin, la Méditerranée.

Et là, peuchère, les accents chantants, les ondes sonores, se mélangeaient joyeusement dans les courants venant du Sud du nord, de là-bas, d’à côté et dansaient pour le plus grand bonheur de notre truite voyageuse, friande de cette nourriture… terrestre. Loin d’être escagassée par son voyage, c’est avec enthousiasme et appétit qu’elle poursuivit son voyage beaucoup plus loin… vers toutes les mers et océans du monde. Elle nagea en eaux chaudes comme des castagnes, froides comme le gazpacho, salées comme le gefilte fish, sucrées comme les loukhoums, et découvrit des sons étonnants, d’incroyables saveurs, de magiques bizarreries, eut d’incroyables surprises, vécut d’ébouriffantes rencontres.

Traversée par cette symphonie sans fin de vibrations multicolores, stridentes profondes graves, notre truite les a assimilées adoptées utilisées transportées, dans son filet à elle, son bagage invisible.

Dans ces eaux partagées par la terre entière elle avait eu accès à toutes ses langues au gré des vents au gré des courants. Une fois rassasiée, notre truite pensa qu’il était temps de rentrer afin de tenir parole.

Quand elle retrouva quelques années plus tard sa rivière natale, c’est en frétillant qu’elle s’exclama, mazeltov ! Eurêka ! inch’Allah ! ; et l’homme, qui l’attendait, devint en l’écoutant le plus heureux du monde. Il passait des heures au bord de la rivière à l’écouter parler, apprendre d’elle de nouvelles langues.Quant aux autres poissons du Souls, barbeau méridional, vairons, goujons, ils se donnèrent rendez vous à Bréau pour allumer l’arc-en-ciel de notre truite et, bientôt, les langues infusèrent dans les plus petits ruisseaux et le moindre filet d’eau.

Savez vous le fin mot de l’histoire ? Sous le village de Bréau, les nappes phréatiques regorgent aujourd’hui de mots anciens, nouveaux, perdus, retrouvés qui, par la magie du cycle de l’eau retombent en pluie dans tout le pays. La truite aux mille langues est toujours là et toujours radieuse, prête à emplir de ses histoires les oreilles qui veulent bien se tendre.