#KyivNoKiev

Tout conflit armé se joue aussi sur le terrain des mots. La guerre en Ukraine n'échappe à la règle et place la France dans une situation délicate. Notre pays continue en effet de nommer la capitale du pays Kiev, à la russe, et non Kyïv, à l'ukrainienne, comme le souhaiterait pourtant Volodymyr Zelensky.
La position des Ukrainiens est assez simple à comprendre. "La forme russe, Kiev, résulte de l'ancien statut colonial de l'Ukraine, qui a été dominée pendant des siècles par l'Empire des tsars puis par l'URSS", rappelle la linguiste Iryna Dmytrychyn, maître de conférences à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), où elle est responsable des études ukrainiennes. Et de poursuivre : "L'Ukraine veut aujourd'hui se réapproprier sa toponymie, comme le font tous les pays qui sortent d'une ère de domination coloniale. La demande des Ukrainiens en faveur de Kyïv est donc légitime. A défaut, cela revient à leur dire : 'Votre culture n'est pas digne de considération, à la différence de la culture russe.' " A ceux qui remarquent que les Français disent Londres et non London sans que les Britanniques ne s'en offusquent, elle réplique : "Certes, mais le Royaume-Uni n'est pas menacé dans son existence par la France."
La question est d'autant plus sensible que Vladimir Poutine lui-même a instrumentalisé la question linguistique. Officiellement, c'est en effet pour sauver la minorité russophone menacée qu'il est intervenu en Crimée et au Donbass. Dès lors, les Ukrainiens acceptent difficilement de nous voir désigner la capitale de leur pays dans la langue de leur agresseur."Comment auriez-vous réagi si, sous l'Occupation, certains s'étaient mis à appeler la France 'Frankreich' ?", interroge un internaute sur les réseaux sociaux.
L'appellation Kyïv a été adoptée par l'Ukraine dès 1995, soit quelques années à peine après l'indépendance de 1991. En 2012, elle a officiellement été reconnue par l'ONU - qui a pour règle de s'en remettre aux autorités souveraines en la matière. De nombreux pays en ont fait de même, surtout dans le monde anglo-saxon - y compris les grands médias, de la BBC à CNN en passant par le New York Times. Pour amplifier ces premiers succès, le ministère des Affaires étrangères ukrainien a même lancé, en 2018, une vaste campagne sur ce thème avec le mot-dièse #KyivNoKiev. La France, pourtant, refuse toujours de suivre ce mouvement.
C'est que notre pays suit une tout autre logique, que résume Pierre Jaillard, le président de la Commission nationale de toponymie, dont l'une des missions consiste à "normaliser la toponymie française relative aux lieux étrangers". "En France, nous parlons français et non ukrainien, explique-t-il. Cela signifie qu'il faut tenir compte de l'usage établi. Or, depuis des siècles, nous disons Kiev, un nom connu depuis le mariage d'Henri Ier avec Anne de Kiev, en 1051 !"
À ses yeux, cette tradition suffit à clore le débat. "Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes vaut aussi pour les Français, qui ont le droit de parler français en France", reprend-il. Selon lui, la règle devrait même s'étendre à des villes secondaires comme Lvov/Lviv et Kharkov/Kharkiv. Tout juste sa commission consent-elle à voir figurer la forme ukrainienne ajoutée entre parenthèses, après la forme française : Kiev (Kyïv). "Il s'agit là, bien sûr, d'une position purement toponymique, précise encore Pierre Jaillard, qui ne vaut évidemment pas approbation de l'agression russe."
L'approche tricolore concernant les "exonymes" (les noms de lieux utilisés en français pour désigner des toponymes étrangers) a été officialisée par un arrêté du 4 novembre 1993 "relatif à la terminologie des noms d'Etats et de capitales". En substance : la France n'accepte une nouvelle appellation que si la dénomination change de manière radicale : c'est ainsi que la Haute Volta est devenue le Burkina Faso ou, avant cela, que Constantinople a été rebaptisée Istamboul.
En revanche, elle refuse d'adopter les simples formes locales d'un même nom. C'est pourquoi nous continuons d'employer Tananarive et Biélorussie et non Antananarivo et Belarus. "Au total, quelque 1 500 toponymes ont été francisés, précise Pierre Jaillard. Numériquement, il ne s'agit que d'une minorité, compte tenu des millions de toponymes qui existent à travers le monde, mais politiquement, ce sont les plus importants, car ils concernent les pays et les grandes villes."
L'ensemble de nos exonymes est toutefois loin de former un tout cohérent. Sans que l'on sache exactement pourquoi, nous avons ainsi francisé Londres (London), mais pas Manchester; Munich (München), mais pas Berlin et Barcelone (Barcelona), mais pas Madrid. Peu importe, cependant, aux yeux de Pierre Jaillard, qui fait remarquer que dans tous les cas, l'usage prévaut.
Cette position ne fait toutefois pas l'unanimité. D'une part parce que l'usage change parfois avec le temps - à défaut, Paris s'appellerait encore Lugdunum. D'autre part et surtout parce que notre pays n'a pas toujours suivi cette règle. Entre les années 1950 et les années 1980, il y eut en effet une période où nous nous sommes montrés plus accommodants en acceptant par exemple de rebaptiser Guyana - qui signifie"terre d'eaux abondantes" dans la langue arawak - l'ancienne Guyane britannique, pays qui accéda à l'indépendance en 1966. Il faut y voir, sans doute, une phase de remords liés à notre passé colonial. Il a fallu attendre les années 1990 pour voir le mouvement s'inverser, sous la pression des milieux académiques et administratifs.
Reste toutefois à comprendre pourquoi, sur ce sujet, la France se montre plus réticente que le Royaume-Uni. "Cela tient principalement à notre tradition centralisatrice, explique Pierre Jaillard. Au Royaume-Uni, l'anglais s'est simplement superposé à des langues comme le gallois et le gaélique sans chercher à les faire disparaître. Rien de tel dans notre pays où, depuis la Révolution, le français a toujours combattu les langues régionales." De fait, chez nous, le statut du provençal, de l'alsacien et du basque est à peu près comparable à celui de l'ukrainien du temps de l'Empire russe...
Pour ce qui concerne l'Hexagone, la Commission nationale de toponymie a néanmoins fixé une règle relativement tolérante, que l'on peut résumer ainsi : le français s'impose pour les noms des circonscriptions administratives - "région", "département", "commune", etc. -, ainsi que pour la partie générique des artères : "rue", "avenue", "boulevard", etc. ; pour le reste, les langues régionales retrouvent droit de cité (c'est le cas de le dire). Rien n'interdit par exemple de baptiser une artère du Languedoc rue du marcat (rue du marché). Une manière de concilier l'article 2 de la Constitution - "La langue de la République est le français" - et son article 75 - "Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France".
Il n'empêche : ces préconisations ont été jugées trop laxistes par le ministère de l'Intérieur, où l'on s'est toujours méfié de la diversité linguistique française. Aussi a-t-il fait pression pour que la possibilité d'utiliser les langues régionales dans la toponymie ne soit pas citée dans le "Guide pratique à l'usage des élus" rédigé à ce sujet. Sa crainte ? Que ce document officiel ne donne de "mauvaises idées" aux Corses, aux Basques et aux autres. Pas question que l'Ile-Rousse, par exemple, devienne Lisulaet Saint-Jean-de-Luz, Donibane Lohizune. Car derrière la langue, il y a la culture, l'identité, le sentiment d'appartenir à un groupe. Et cela, au ministère de l'Intérieur, on n'apprécie pas vraiment.
C'est donc aussi pour des raisons internes que Paris préfère continuer à dire Kiev et non pas Kyïv.
(1) Dans la presse parisienne française, le quotidien Libération utilise désormais "Kyïv". L'Express a décidé, pour sa part, de se conformer à l'usage habituel et maintient "Kiev".

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